“L’élève – Les racines des mots sont-elles carrées ?
Le professeur – Carrées ou cubique, c’est selon. Eugène Ionesco 1 “
“Daniel Tostivint est, depuis longtemps, engagé dans un long processus de simplification, d’épuration des formes. Ses premières compositions géométriques, en 1969, étaient exclusivement construites à partir de cercles et de courbes colorés.
Petit à petit, les droites ont remplacé les courbes. Les carrés et les rectangles se sont substitués aux cercles. L’artiste semble désormais vouloir s’en tenir à cette forme, donnant ainsi tort au vieux proverbe créole antillais : « Quand on naît rond, on ne meurt pas carré. »2
La couleur est devenue brillante, appliquée en aplats. Plus récemment, il a commencé à donner du relief à ses œuvres, de l’épaisseur à ses constructions géométriques, en collant sur leur surface de petits parallélépipèdes colorés dont les ombres portées génèrent des formes virtuelles et les couleurs créent de fascinantes interférences avec celles du fond.
Quand on évoque le carré dans l’art, on ne peut éviter d’évoquer Josef Albers et ses séries Hommage au carré. Les carrés de Daniel Tostivint se situent cependant aux antipodes de la démarche du professeur du Bauhaus et du Black Mountain College. Quand la méthode d’Albers consiste à varier les couleurs de façon scientifique autour d’un modèle géométrique prédéterminé, Tostivint, lui, récuse toute démarche rationnelle, tout systématisme, toute déclinaison d’un schéma préconçu, se fiant exclusivement à son intuition. Une intuition aiguisée, cependant, par des années d’expérimentations, d’essais et d’erreurs, de tentatives réitérées jusqu’à ce que le résultat satisfasse sa volonté d’équilibre des formes et des couleurs. Là où l’aîné joue sur une perspective illusionniste, le cadet la refuse et crée une troisième dimension par superposition de panneaux ayant leur propre épaisseur. Quand les textures d’Albers, avec leur grain et leur matité, s’inscrivent dans la longue tradition de la peinture classique, celles de Tostivint, glycérophtaliques brillantes, sans matérialité tactile, dénuées de tout accident, relèvent plutôt du monde de l’industrie, de l’automobile ou de l’électroménager. Enfin, quand le répertoire de couleurs du premier reste dans le domaine de la palette traditionnelle de la peinture, celle du second s’ouvre vers tout le spectre du nuancier Pantone, n’hésitant pas à convoquer des roses shocking ou des coloris appartenant à l’univers de la confiserie.
1 In La leçon.
2 C’est aussi, si l’on reste dans le domaine de l’humour, une forme de refus de faire fortune car, faire des ronds avec des carrés, c’est… la quadrature du cercle…
Si l’on observe avec attention l’évolution du travail de Daniel Tostivint sur la dernière décennie, on constate une lente évolution pour s’émanciper de la bidimensionnalité du support. Dans une première phase, les baguettes blanches qui encadraient ses tableaux s’intègrent à la composition, créant de petits reliefs. Vinrent ensuite des carrés ou des rectangles, dans des couleurs contrastées avec celles du fond, collées sur celui-ci. Au stade suivant, leur tranche se colore, générant des effets de réverbération chromatique et des halos lumineux qui accentuent la troisième dimension, pourtant matériellement limitée à moins d’un centimètre d’épaisseur. Les carrés rapportés prennent ensuite une légère inclinaison, comme s’il s’agissait de plaques tectoniques subissant une pression venant du centre du panneau. On peut aussi penser aux flaperons au bord des ailes d’un avion. Dans l’étape ultime – du moins pour le moment – les adjonctions sont perpendiculaires au plan principal, contribuant de toute leur largeur à la profondeur de la composition. On peut imaginer que, dans une étape prochaine, ces formes rapportées vont s’échapper de leur support mural pour devenir de véritables structures tridimensionnelles autonomes : des sculptures… L’artiste endosse donc les habits du professeur dans la pièce d’Ionesco… Ses racines, de carrées, sont devenues cubiques… Et nous, élèves, devons bien en convenir, même si cette idée nous rebute au premier abord.
On le voit, cette lente démarche d’appropriation de la troisième dimension se fait sans recours aux méthodes illusionnistes, que ce soit la perspective ou la théorie classique des couleurs. Daniel Tostivint s’autorise même à prendre le contrepied de la perspective chromatique qui voudrait que les plans les plus proches du spectateur soient traités dans des couleurs chaudes et les plus éloignés dans une palette de teintes froides. Ce n’est pas pour autant qu’il adopte la théorie opposée, développée par Charles Lapicque.3
La symétrie joue un rôle important dans les constructions de Daniel Tostivint. Qu’elle soit évidente ou plus complexe, elle ne laisse aucune place à l’accident, à l’improvisation, à une quelconque forme de lyrisme superficiel. La surface, impeccablement brillante, n’apporte aucune distraction pour l’œil. Il y a évidemment de l’artisan, chez notre artiste, dans sa volonté minutieuse, quasiment maniaque, de nous livrer des surfaces parfaites dont la qualité peut faire penser à la porcelaine, à la laque chinoise ou aux carrosseries automobiles. Même s’il sait que l’approche de Daniel Tostivint est essentiellement intuitive, l’observateur voudrait cependant deviner, derrière les agencements des plans, des règles occultes qui dicteraient les rythmes, les proportions des surfaces, la répartition des couleurs, leurs positions relatives, au sein d’une même composition ou d’une pièce à l’autre dans une série d’œuvres. Il essaie de comprendre, mais ses efforts sont mis en échec au moment même où il pense avoir saisi la logique sous-jacente, le forçant à creuser un peu plus son analyse de la logique compositionnelle, jusqu’à ce qu’il en identifie les règles, souvent simples mais pas immédiatement perceptibles. Il éprouve alors une évidente satisfaction, comme le cruciverbiste venant à bout d’une grille pleine d’embûches et de fausses pistes.”
3 In La vision des couleurs et l’art pictural.
Louis Doucet, janvier 2016